Thomas Piketty : "Il faut mener la réforme fiscale en une seule fois", Le Monde, 5 janvier 2012

L'économiste Thomas Piketty est l'un des auteurs de Pour une Révolution fiscale (Seuil, 2011), qui prône la fusion de la contribution sociale généralisée (CSG) et de l'impôt sur le revenu (IR). Cette proposition a largement inspiré le programme socialiste pour l'élection présidentielle.

François Hollande évoque plutôt un "rapprochement" de l'IR et de la CSG, et repousse la fusion éventuelle en fin de mandat. Comment jugez-vous cette évolution ?

Attendons de voir ce que propose exactement François Hollande. Faire une fusion en plusieurs étapes n'est pas forcément une mauvaise chose, à condition de préciser quelles sont ces étapes et dans quels délais elles aboutissent à une fusion effective.

Sans calendrier précis, on peut avoir des doutes sur la réalité de la volonté, et ce serait assez inquiétant. Mon opinion reste d'ailleurs que, la meilleure façon de mener politiquement et techniquement cette réforme, est de la faire en une seule fois. Changer les règles chaque année serait une source d'angoisse pour le contribuable et illisible pour le citoyen. Le risque d'enlisement est évident.

Comment expliquez-vous que M. Hollande, qui a longtemps semblé avoir la même opinion que vous, s'en soit éloigné ?

Je fais partie de ceux qui poussent pour une réforme audacieuse et rapide, mais il y a toujours eu des personnes qui ont plaidé pour beaucoup de prudence. L'essentiel est que la solution qui sera arbitrée soit précise et utilise au maximum la légitimité politique fournie par l'élection présidentielle. Il existe une forte demande de justice fiscale, à laquelle on doit répondre par une refondation complète de l'impôt sur le revenu.

Un problème mis en avant par les critiques d'un impôt fusionné est qu'il ne peut pas prendre en compte les quotients familial et conjugal, qui permettent de réduire l'impôt sur le revenu des familles. Qu'en pensez-vous ?

C'est totalement faux. La réforme que je propose est compatible avec les réductions d'impôt pour chaque enfant. On peut tout à fait les maintenir dans un système de prélèvement à la source. Tous les pays du monde, sauf la France, ont d'ailleurs à la fois un prélèvement à la source et une réduction d'impôt pour chaque enfant.

S'il faut, à mon sens, réformer le quotient conjugal, on peut également le maintenir si on le souhaite. Le prélèvement à la source maintient en effet une déclaration corrective, l'année suivante, qui permet de prendre en compte la situation familiale et de rembourser éventuellement le trop-perçu. Il faut par ailleurs rappeler l'avantage considérable de l'impôt prélevé à la source, qui permet de l'adapter immédiatement à l'évolution de la situation économique, et pas un an après comme aujourd'hui.

Jérôme Cahuzac, chargé du budget dans l'équipe de campagne de M. Hollande, repousse à plus tard l'instauration d'une CSG progressive, qui était aussi au cœur de votre projet…

La seule possibilité pour la gauche de proposer une alternative crédible à la TVA sociale que Nicolas Sarkozy veut mettre sur la table est d'instaurer, dès 2012, une CSG progressive. Sinon, la gauche va se retrouver à proposer peu ou prou la même chose que la droite : un transfert de cotisation vers un mélange de TVA et de CSG.

Le fait que les cotisations sociales pèsent aujourd'hui sur les salaires, dans un pays qui n'a pas assez d'emplois, pose réellement problème. La CSG progressive est la seule façon de répartir de façon juste et efficace ce transfert. Sinon, il va peser très fortement sur les petites retraites et les petits revenus.

Inquiet de la suppression de niches fiscales qui peuvent être efficaces, M. Hollande devrait plutôt les plafonner plus durement que les supprimer ?

S'il y a des niches dont l'efficacité sociale est démontrée, il est toujours possible de les maintenir dans ma réforme grâce à la déclaration correctrice. Mais beaucoup de niches sont totalement inefficaces et doivent être supprimées.

Progressivité de la CSG, prélèvement à la source : tout ce qui vous semble essentiel semble repoussé à la fin du mandat…

Si cela devait se confirmer, ce serait une grave erreur.

 

Propos recueillis par Jean-Baptiste Chastand - Article paru dans l'édition du 05.01.12